
Quintette avec piano opus 80 pour deux violons, alto, violoncelle et piano
Quatuor n° 3 opus 72
Directeur artistique et ingénieur du son : Jean-Marc Laisné.
Enregistré au StudioTibor Varga, Grimisuat, Suisse, du 1er au 5 décembre 2008.
Livret : Ludovic Florin.
AR RE-SE 2009-1
La paix recouvrée ou Une transfiguration de l’abominable
Charles Koechlin, figure atypique et attachante tout à fait originale dans le paysage musical mondial, commence seulement à être reconnu auprès des mélomanes. À voir ses photos, il paraît évident que ce grand barbu au visage sympathique et secret était un doux rêveur. Mais un rêveur productif avec un catalogue riche de plus de deux cents partitions, signe tangible de l’engagement total de l’artiste autant que de l’homme. Voilà peut-être une des clés du monde intérieur de ce musicien. Car il faut comprendre le mot engagement dans le sens plein du terme. D’une certaine façon, sa musique reflète non seulement une expression poétique tout à fait personnelle mais aussi son implication dans la vie de la Cité. Ainsi, n’est-il pas surprenant de le retrouver dans le bureau fondateur de la Société Musicale Indépendante ou au sein du Parti communiste français de l’entre-deux-guerres. Profondément honnête, convaincu de la capacité de l’art à aider l’homme à s’élever, à le rendre meilleur, l’imagination et la volonté sont donc au cœur de chacune de ses œuvres. Comme Bachelard, il aurait pu dire : « À l’imagination qui éclaire le vouloir s’unit une volonté d’imaginer, de vivre ce qu’on imagine. » Entre rêverie et laborieux travail artisanal, chaque œuvre est donc le fruit d’une profonde sincérité, d’une lente maturation, qui espère de l’auditeur la même intensité dans l’écoute.
Il est indéniable que le choc provoqué en lui par le premier conflit mondial constitua l’impulsion inconsciente des œuvres présentées ici. La colère en fut l’acte initial et détermina son impression active. Si le Troisième quatuor n’évoque l’absurdité de la « boucherie » de façon explicite que dans son scherzo, les sentiments vécus face à la terrible tragédie provoquèrent la genèse du Quintette avec piano. Après l’effroyable horreur de la Première Guerre mondiale, les Européens entraient définitivement dans l’ère moderne, celle d’une foi ébranlée en la capacité des hommes à pouvoir vivre ensemble, celle d’une gestion toujours plus inhumaine par l’entremise des machines. Chez les musiciens aussi cette fin des illusions se fait sentir. Si certains vont plonger dans le déni et se réfugier dans les griseries d’une autre vie, plus frivole, parfois superficielle (le Groupe des Six, Kurt Weil, Respighi), d’autres compositeurs marqueront leur pessimisme affirmé (Ravel, Sibelius, Prokofiev, Berg). On comprend donc comment ces deux œuvres de Koechlin participent de ce témoignage.
Contrairement au Deuxième quatuor qui dut attendre plus de soixante ans pour être créé – l’opus 57 fut joué à Lüneburg le 28 novembre 1987 par l’Ensemble Charles Koechlin (Otfrid Nies, Jürgen Klein, Martin Straakholder, Claudia Schwarze) –, le dernier quatuor du compositeur fut rapidement donné en concert. Les idées fortes du Troisième Quatuor se mettent en place entre le 13 juin 1913 et le 18 août 1919, mais c’est entre le 19 août 1919 et le 15 août 1921 que Koechlin le termina, comme le prouvent les brouillons détenus par la Bibliothèque nationale de France. La première eut lieu trois ans plus tard, le 20 janvier 1924 à Mulhouse. Joué plusieurs fois par la formation créatrice, le Quatuor Pro Arte, il acquit rapidement une réputation certaine puisque d’autres interprètes l’incorporèrent à leur répertoire, tel le Quatuor Krettly qui le fit réentendre dès 1925 à Paris, lors d’un concert de la SMI. Par rapport à ses deux premiers quatuors, celui-ci se déroule dans un style plus concis, plus libre et confirme une évolution évidente dans l’esthétique du compositeur. Si la forme des mouvements est de moins en moins préétablie, point de superflu ni de laisser-aller pour autant. Tout semble essentiel au contraire. Le premier mouvement pourrait se résumer à une succession de mélodies, dans une atmosphère à la fois archaïsante et moderne si typique de Koechlin, un peu à la manière des Sonatines pour piano (il est d’ailleurs intéressant de signaler que le finale de ce quatuor devait initialement servir d’ultime mouvement à la Deuxième Sonatine française op.60 pour piano à quatre mains). Comme dans plusieurs de ses œuvres, Koechlin semble y adapter le contrepoint fleuri de la Renaissance, non seulement par l’usage de la modalité, mais aussi parce que toutes les parties chantent en elles-mêmes. Et pourquoi ne pas voir aussi dans cette grande souplesse des lignes la leçon retenue cette fois des principes musicaux du Moyen-Âge ? Rappelons que Koechlin était un spécialiste de la modalité grégorienne. Cependant, l’ensemble ne sonne guère comme une imitation servile ; par telle superposition harmonique ou tel frottement, c’est bien une musique du XXe siècle. La conception du Scherzo est en totale opposition. On peut y entendre des arpèges de trompettes ou des sonorités de timbales (indications présentes sur la partition) qui, loin d’exalter l’héroïsme, résonnent de façon sarcastique. Cette page qui ouvre la voie à un Chostakovitch, ne sera pas sans influencer le Groupe des Six, fait rarement souligné alors que Francis Poulenc, Darius Milhaud et Germaine Tailleferre ont tous suivi les cours de Koechlin. L’ensemble de ce premier mouvement, au contexte harmonique acidulé, oscille entre polytonalité et tonalité, poussant même jusqu’à l’atonalité dans sa partie centrale. En contraste total, l’Adagio qui suit débute par un ut majeur absolument paisible. Modulant rapidement, la sérénité se transforme en un extatisme étrange et envoûtant avant de retrouver la plénitude initiale. À la manière des suites baroques, Koechlin imagine une gigue enjouée pour terminer son œuvre. Révélant une nouvelle facette de sa personnalité, il nous offre une musique franche et directe, à la verve presque populaire. Un épisode central nous fait d’ailleurs entendre un nouveau thème qui, s’il semble issu du terroir, n’en est pas moins de la plume du compositeur. Après avoir recroisé les arpèges du scherzo mais gommés de toute dérision, ce finale qui aura parcouru les tonalités les plus éloignées se conclut en une lumineuse et tourbillonnante péroraison à l’unisson.
Œuvre maîtresse, nous sommes avec le Quintette avec piano op.80 en présence d’une expérience assez unique dans le domaine de la musique de chambre. Koechlin tente en effet de traduire les souffrances de la guerre par le biais de la musique « pure ». Seuls Hermann Zilcher (1881-1948) et Franz Schmidt (1874-1939) tenteront la même expérience de l’autre côté du Rhin. Bien qu’il n’ait jamais été confronté directement aux balles de l’ennemi dans les tranchées – il a été réformé à la suite d’une tuberculose contractée dans les années 1880 – il éprouvait dans sa chair les affres du désastre. Pour un être hyper sensible comme le musicien, les coups de canon entendus au loin, les tickets de rationnement, les récits de camarades ou la vue des « gueules cassées » suffisent amplement. Koechlin élabore donc une sorte de scénario imaginaire, dont la trame se retrouve au travers des titres donnés à chacun des mouvements : « L’Attente obscure de ce qui sera… », « L’Assaut de l’ennemi… La Blessure », « La Nature consolatrice… » et « La Joie ». Le caractère beethovenien qui transparaît de l’œuvre – par cette progression de l’ombre à la lumière mais aussi en une même démesure, un même souci de recherche musicale sans concession – met au jour la fibre à la fois volontairement optimiste et résolument militante (et non militaire !) de Koechlin.
Une nouvelle fois, les archives de la BNF sont une aide précieuse pour reconstituer l’élaboration du Quintette. Les brouillons et les esquisses s’étalent du 2 mai 1917 au 29 juin 1921. Il existe aussi de courtes esquisses du scherzo datant de 1908 et d’autres, concernant le finale, jetées sur le papier en 1911. Enfin, ce perfectionniste a revu le premier mouvement en 1933, peu de temps avant la création donnée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles le 24 avril 1934 par Paul Collaer au piano et le Quatuor de Bruxelles (Henri Desclin, Theo Delvenne, F. Van Schepdael, Léon Roy).
Sans en avoir l’air, l’exécution du premier mouvement réclame une grande maîtrise. Les interprètes sont mis à nu, ne pouvant nous aveugler d’éclairs pyrotechniques, et doivent faire face à une virtuosité de la lenteur. Par des procédés compositionnels fort étonnants, Koechlin parvient à faire ressentir à l’auditeur ses propres sensations. Recourant aux nuances les plus infimes, il ajoute en outre de nombreuses indications à sa partition – « très lointain », « très égal et sans presser » ou encore « très éteint » – afin de mieux préciser sa pensée. Les séquences harmoniques soulignent l’angoissant immobilisme de l’attente, notamment lors de certains passages atonaux, où les accords sont autant de nuances grises d’un possible brouillard ambiant ; cela ne laissera pas un Olivier Messiaen indifférent. On peut même penser que le « sur place » des croches perpétuellement égrenées tout au long de cette première partie, à la façon des tableaux d’Escher par exemple, annonce certaines Études de Ligeti. Le compositeur français était d’ailleurs parfaitement conscient du caractère absolument novateur de son Quintette. Après ce mouvement fantomatique, le scherzo s’apparente davantage à une scène réaliste puisqu’il tente de transposer en musique une confrontation militaire. En ce sens, la musique de Koechlin emprunte aux techniques du poème symphonique. En effet, sans pouvoir recourir aux multiples timbres de l’orchestre, il parvient avec seulement cinq instruments à rendre musicalement ce que les différents titres annoncent aux auditeurs. Pourtant, il ne s’agit certainement pas d’une description au sens premier du terme, et il serait hasardeux d’imaginer l’emploi de la bitonalité comme symbolisant un affrontement entre les deux camps par exemple. Koechlin conduit ses pages dans une logique avant tout musicale et non narrative, ce que l’absence délibérée d’argument confirme bien. Ainsi, dès le début du mouvement, en quatre mesures, donne-t-il à entendre deux éléments qui engendreront toute la suite. Le premier, sorte de fanfare désaccordée très brève jouée aux cordes, précède une succession de quintes exécutée au piano, constitutive du second élément. Après de multiples confrontations, heurts, entrechocs, le mouvement s’achève dans un silence abasourdi. Les motifs ne retrouveront jamais leurs formes originelles, les quintes à vide conclusives figurant peut-être la blessure béante évoquée par le titre. Dans « La Nature consolatrice… », Koechlin contemple et médite. À l’image de la lumière du soleil traversant le feuillage des arbres, les couleurs harmoniques changent sans cesse. Il se dégage de ces quelques minutes de musique d’une grande science une naïveté non feinte, dans cette conception étale du temps si propre au compositeur français. Le finale s’ouvre avec une explosion de cloches jouée par le piano. Confirmant la teinte religieuse, les cordes lui répondent en un contrepoint imitant le style sévère ecclésiastique. Après une répétition modifiée, tout le passage central déploiera de longues lignes mélodiques à la métrique ternaire, celle de la Symphonie pastorale, en une sorte de panthéisme débridé. Reflétant peut-être la vision œcuménique du compositeur, l’explosive péroraison finale combine ses joyeuses mélodies au motif de cloches et à la polyphonie d’église du début du mouvement.
Avec cette œuvre, comme pour un certain nombre de ses partitions, Koechlin réussit le tour de force de concevoir une musique à la construction rigoureuse d’où se dégage une sensation d’improvisation d’une rare fraîcheur. Œuvre exigeante, certes, elle se révèle pourtant comme une expérience musicale unique, qui élève l’âme de tous ceux qui ne tombent pas dans le piège de l’impatience, sentiment aux antipodes de la pensée de Charles Koechlin.
Ludovic FlorinLa presse en parle !


« Le Quintette avec piano, composé entre 1917 et 1921 mais créé tardivement en 1934, est à juste titre regardé comme un chef-d'oeuvre parmi les plus singuliers de la musique de chambre du XXe siècle. Que le présent enregistrement ne soit pas le premier, comme prétendu dans la notice, mais au moins le deuxième (après celui de Thierry Rosbach chez Cybelia), ne doit pas contrarier les admirateurs de cette musique exigeante. Koechlin n'écrivait pas pour les gens pressés, et le bonheur qu'il dispense est de ceux qui se méritent. On ne suivra pas forcément les commentaires qui accordent une place démesurée à l'influence des horreurs de la Première Guerre mondiale sur cet Opus 80. Les titres de ses quatre mouvements (L'Attente obscure de ce qui sera, L'Assaut de l'ennemi, La Nature consolatrice, La Joie) s'en font certes l'écho, mais la musique pure l'emporte à l'évidence sur on ne sait quelles intentions descriptives. On en retiendra successivement le climat initial de nuit transfigurée aux franges de l'atonalité, le scherzo martelé par un piano en phase avec les stridences des cordes, la méditation naïve dilatée par les quintes superposées, l'exultation finale d'une joie salvatrice. Audaces harmoniques, ferveur lyrique, prégnance de la spiritualité soulèvent une partition littéralement inouïe. Du moins à ce qu'en laissent deviner les musiciens du Philharmonique de Radio France réunis autour de Sarah Lavaud, en un quatuor souvent trop timide et flou. Et mieux à son affaire dans l'Opus 72, créé par les Pro Arte en 1924, mélange d'archaïsmes délicats et de traits canailles, de transparence post-fauréenne et de verve néobaroque. »
Diapason, Décembre 2009, Jean Cabourg

Classiquenews.com, 27 septembre 2009, Lucas Irom





CD réalisé avec le soutien de Mécenat Musical Société Générale et la Fondation Jean-Luc Lagardère.